Préface de Henry Céard

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Texte intégral de la Préface de Henry Céard (1851-1924) pour Charlot s'amuse de Paul Bonnetain, éd. Henry Kistemaeckers, 1883-1884, pp. V à XI.


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MON CHER CONFRÈRE,

Vous publiez Charlot s'amuse, une étude sur la masturbation (1), et vous me demandez d'en écrire la préface.
Pourquoi?
Je n'ai rien de cette notoriété littéraire sur laquelle on peut sûrement s'appuyer. Je suis un débutant comme vous. Rien de plus. Je n'ai point souci de dominer, j'ai depuis longtemps perdu la vanité de convaincre, et rien ne serait plus inutile que cette préface, si elle ne me fournissait pas l'occasion publique de vous remercier de votre courageuse amitié.

(1) « Quand la chose est, disons le mot. » Victor Hugo, Chansons des rues et des bois.

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Naturaliste, insulté à plein encrier par tout ce qu'il y a de romantiques mal embouchés et de normaliens bien élevés, votre cordialité m'est venue trouver au milieu de l'ignominie dont m'accablaient lucrativement mes confrères; je vous rends grâces d'avoir pensé que l'individu méprisant, qui dédaignait de répondre aux injures, était tout désigné pour joindre son nom au vôtre en tête de ce Charlot qui brave l'opinion.
Votre livre, j'en parle de souvenir, car les impatiences de votre éditeur ne m'ont pas permis de l'étudier à mon aise. Vous me l'avez lu, à la hâte, dans ces instants comptés où l'imprimeur guettait derrière vous les feuilles de votre copie encore humides d'encre; et puisque vous me demandez de dire officiellement mon négligeable avis, votre livre plaît à ma mémoire par sa tristesse profonde, par sa sereine férocité, la tranquillité sinistre de sa constatation. Il me plaît, en souvenir, non

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par ce que vous y avez fait entrer de parti-pris, mais par ce qui, en dehors de toute école, de tout système, de toute formule, s'en dégage naturellement : par le sens original de la cruauté de la vie et de la misère de la passion. Il me plaît encore à distance, parce qu'il montre l'hérédité avec toutes ses épouvantes et le physiologique fonctionnement de la fatalité.
Oui, je l'avoue, je fais bon marché de tous vos égouts, de toute la vidange dont les puanteurs soufflent arbitrairement au début de votre livre. Je fais bon marché aussi de toutes vos attaques contre les ignorantins. Ils polluent Charlot? Et puis après? C'est l'ordinaire effet de l'internat d'où qu'il sévisse; et pions ou camarades en auraient usé de même avec lui, si le hasard l'avait fait l'élève de la chaste Université de France. Quelle fantaisie de prendre de la sorte incidemment parti dans des querelles de politique et d'Eglise ? Tout cela,

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pour moi, laisse voir le procédé, la volonté d'attirer l'attention du public, la curiosité de faire retourner les imbéciles. Mais qui sait ? C'est peut-être par ce côté inférieur que vous toucherez au succès, car la bande des Homais se doit de vous venir en aide.
Certes, si Charlot s'amuse ne contenait que ces pages, ma préface serait courte, comme ma sympathie. Heureusement pour vous, sous le polémiste, un écrivain s'est révélé, un vrai, et c'est à lui seul que je m'adresse.
Votre livre me plaît, et j'en parle. Votre livre me plaît, non quand il sent le chien crevé, mais quand il respire scientifiquement l'iodoforme des salles d'hôpital, le chlore des amphithéâtres. Il me plaît par sa conception médicale, par son air de thèse pathologique, et, si je ne puis m'empêcher de vous reprocher l'abus des mots techniques qui jurent par leur précision avec l'ambiguïté de certaines expressions

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métaphysiques dont vous n'avez pas su vous débarrasser encore, j'applaudis aux tendances de votre esprit, à vos allures de clinicien, et plus encore que le littérateur, le vieux carabin qui est en moi trouve un confrère.
Et c'est justement ce côté physiologique — d'autres diront cette prétention, — c'est justement ce côté physiologique qui fait toute la chasteté, toute la morale de votre livre. Il est moral comme une leçon de l'Ecole de Médecine, comme un traité de Moreau (de Tours), moral comme une étude de Tardieu, moral comme Tissot — pas l'homme aux mensonges patriotiques, — moral et terrible comme le musée Dupuytren lui-même!
On va vous reprocher le choix de votre sujet. Quoi donc ! Quand on expose sous une vitrine le tuyau de cuivre dans lequel, suivant l'expression officielle, « un instituteur avait introduit sa verge », on s'effraierait de vous voir disséquer en public votre Charlot, lamentablement ravagé par l'onaniaque passion que décrivit Rousseau, un maître, et que ne dédaigna pas d'illustrer le duc d'Angoulème, un prince !

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Vous avez pour vous la Bible, les Confessions, la maison de France. Bientôt aussi vous conquerrez les artistes.
Mes souvenirs me servent-ils bien ? Est-ce qu'il n'y a pas dans Charlot s'amuse... une effroyable analyse de la condition de l'homme tout en besoins, courant Paris, sans le sou, rêvant au vice sans espoir de satisfaire son rêve, exaspérant son éréthisme devant les nudités photographiées qu'on expose sous le gaz des vitrines, et emmagasinant à chaque pas des désirs qu'aucun sexe n'apaisera, et dont sa main seule lui donnera la désespérante réalisation ?
Est-ce qu'il n'y a pas le tableau d'un atroce concubinage, d'un concubinage d'une modernité dantesque, tant la cohabitation de Charlot et de cette fille ramassée dans la rue, sous la botte de la police, dégage d'horreur simple et de tendre infamie ?
Ces chapitres, les artistes les retiendront, soyez-en sûr, comme ils retiendront l'accusation que vous portez sur les abrutissements résultant de la vie militaire, et sur les misères

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qu'on subit dans les garnisons. Mais, à quoi bon insister ? Votre éditeur demandait une préface de deux pages. J'ai de beaucoup dépassé la limite, je m'en excuse et vous serre amicalement les deux mains.

HENRY CÉARD.

Paris, 10 janvier 1883.


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