Extrait de La Morphine

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Extrait de / Excerpt from : La Morphine.


— Oh ! je serai prudente, sois tranquille. Aujourd’hui, je ne te donnerai qu’une très faible dose, de un à deux centigrammes. C’est très suffisant pour la première fois. Pendant que je vais aller chercher ma seringue, défais tes jarretelles, je te piquerai à la cuisse. Au moins, là, ça ne se voit pas... du moins, tout le monde ne peut pas le voir.

Quelques instants plus tard, Thérèse revenait avec sa seringue toute chargée. Blanche était prête. Étendue sur un divan, elle attendait avec une vague anxiété le bienfaisant effet du poison qu’elle avait entendu si souvent célébrer et maudire plus encore.

— Ne t’effraie pas de la sensation de la piqûre... Ce n’est rien... dit Thérèse.

Elle s’approcha de Blanche, et releva sa jupe et ses jupons pour mettre sa cuisse à nu.

— Oh ! s’écria-t-elle, tu as une peau admirable ! On dirait une cuisse d’Orientale... Décidément les peaux des brunes sont beaucoup plus belles que celles des blondes ; on dirait que celles-ci sont en porcelaine peinte et qu’elles ne vivent pas. Au contraire, la tienne est chaude, riche, ardente. On voit le sang agir avec chaleur et force. J’avoue que je ne te croyais pas si belle.

— Tu me flattes, vraiment, ma chérie... dit Blanche.

— Pas le moins du monde ! Je me contente de constater. Tu dois être très bien faite, d’ensemble. D’ailleurs, si tu veux mon avis, depuis quelques mois, tu t’es comme transfigurée, et je suis convaincue qu’autrefois tu étais beaucoup moins belle. Il est vrai qu’il fallait que tu te reposasses de ta maternité...

Elle caressait la chair de Blanche avec une patience tout intéressée, cherchant la place où elle pratiquerait l’injection de morphine. Enfin, croyant avoir trouvé le bon endroit.

— Ne bouge plus, dit-elle.

Elle pinça légèrement la peau qu’elle souleva autant qu’elle put, puis, vivement, elle enfonça l’aiguille tout entière, et donna l’injection.

— C’est fini, dit-elle. Est-ce que je t’ai fait très mal, ma mignonne ?

— Non, pas trop, répondit Blanche... Et puis, déjà, j’ai oublié la sensation aiguë de l’aiguille pénétrant si loin...

Et, tout à coup, elle fut prise d’une joie exubérante ; elle saisit Thérèse dans ses bras et l’embrassa de toutes ses forces en lui prodiguant toutes les marques possibles de la reconnaissance.

— Ah ! maintenant, je te jure bien que je ne serai plus assez sotte pour souffrir jamais... Croirais-tu qu’instantanément j’ai été guérie de cette odieuse douleur ?... Je t’assure que je ne sens plus rien... Tiens, je suis enchantée de te devoir toute ma joie. Et chez toi, c’est si beau ! On est si bien dans cette grande serre où tant de fleurs naissent et semblent ne plus vouloir mourir... C’est un paradis terrestre !... C’est le paradis... Et tu es le bon ange... Ah ! que je me sens donc d’affection pour toi !... Je t’aime plus qu’une sœur... Je t’aime comme si tu étais beaucoup de moi-même, et tu sais, je suis égoïste !... Tu ne sais pas, mon adorée, ce que je voudrais de toi ?... Écoute : je voudrais que nous accomplissions un grand voyage... que nous courions à travers des pays enchantés, que nous admirions des choses qui sont inconnues à la plupart des hommes... On se perdrait, nous deux, dans des mondes exquis où voleraient et jaseraient des oiseaux de forme et de plumage extraordinaires, où pousseraient et fleuriraient des plantes insensées aux parfums enivrants... Bien que nous ne soyons que des femmes, je me sens tout à fait capable d’aller avec toi n’importe où, sur la terre... Veux-tu ?...

— Oui, ma chérie, dit Thérèse. Il m’arrive aussi, très souvent, d’éprouver ces ambitions et de penser à quitter notre sotte vie pour gagner une vie meilleure et plus belle... Quelquefois, je m’abandonne à des rêves merveilleux... Connais-tu l’Inde ?... Non... Eh bien, quoique je n’y sois pas allée, j’ai vu l’Inde ancienne à travers mes songes... Tiens, je me souviens comme si mes yeux étaient encore charmés par toutes les visions qui s’offrirent à moi... J’étais dans une ville perdue au milieu d’arbres immenses, dans lesquels de grosses fleurs frissonnaient comme si elles avaient été vivantes... Les maisons de cette ville étaient toutes petites... C’étaient des bijoux de maisons ; il y en avait qui étaient roses, rouges, bleues ; d’autres étaient bariolées avec une fantaisie riante. Ces maisons ressemblaient à des fleurs tombées sur le sol d’arbres gigantesques... Dans un bois, près de cette ville fantastique, un temple colossal dressait ses pierres et ses marbres... Pierres et marbres étaient incrustés de saphirs, de rubis, de perles, de turquoises, de diamants... C’était le temple du dieu le plus aimé, le temple de l'Amour. Divinement sculptés, des groupes se mélangeaient, en bas-reliefs adorables, et confondaient leurs enlacements... Toutes les formes d’amour étaient gravées comme pour enseigner aux humains la variété des plaisirs. Et tout autour du temple, passaient des musiques excitantes et voluptueuses... des millions de femmes et d’hommes, la plupart nus, dansaient et chantaient ; puis, quand les voix étaient lasses de chanter, quand les jambes ne pouvaient plus danser, les uns après les autres s’écroulaient, n’importe où, et se possédaient au hasard, sans que la femme eût choisi son amant, sans que l’homme eût choisi sa maîtresse. A flots sublimes, l’amour coulait sur ce coin d’un monde enchanté... Des cris de joie sortaient des bouches baisées ; des soupirs d’agonie glissaient des gorges contractées par la luxure ; des appels, des sanglots, des prières, des râles se confondaient et portaient leur troublance aux mélodies sans fin des mystérieuses musiques qui, je ne sais d'où, répandaient toujours leur ineffable harmonie... Alors, moi-même, je fus prise par des gens de la fête... Je me confondis à la multitude délirante, je me confiai aux premiers bras venus qui m’enveloppèrent, je me livrai de toutes mes forces dans un accès de démence et de vertige, et je connus l’immensité des voluptés qui peuvent seulement être recueillies, dans cette Inde splendide, durant les jours de cette fête de l’Amour... Aujourd’hui, tu m’as fait souvenir de ce songe déjà lointain qui a laissé dans ma chair les pires attraits... Ah ! rien que de l’avoir raconté ce que je ressentis, je suis toute courbaturée... Mes yeux se troublent, mes sens s’éveillent, des tourments irrésistibles s’allument en moi... Ah ! je n’y tiens plus, je suis folle, mais tant pis !... A mon tour, la morphine !... Ah ! morphine, poison divin qui nous fait pareilles aux dieux !...

Et, aussitôt, dupée par son propre mensonge, Thérèse se troussa jusqu’à la hanche et se fit l’injection du rêve... Puis, presque inanimée, elle retomba sur le divan, près de Blanche, en murmurant :

— Ah ! chérie, chérie... Je t’en prie... pendant que je rêve, parle-moi d’amour !

Blanche obéit à Thérèse, la prit dans ses bras, et, leurs lèvres rapprochées, elle trouva, grâce à la morphine qui grisait délicieusement son cerveau et ses sens, des paroles qu'elle n’avait jamais prononcées, elle décrivit des bonheurs qu’elle n’avait jamais éprouvés, elle découvrit des images qu’elle n’avait jamais soupçonnées. Au fort de leur mutuelle ivresse, elles eurent des désirs qui, à l’une ou à l’autre, n’étaient jamais venus.



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