Extrait de Femmes de cinq heures

De BiblioCuriosa

Extrait de / Excerpt from : Femmes de cinq heures.


Ma première apparition.

Jacqueline et Renée me lancent des regards homicides. On n’aime pas les nouvelles venues et pour cause. C’est à elles que vont toutes les préférences de ces messieurs.

Ghislaine, bonne fille, me prend sous sa protection.

— Vous verrez, madame. (Le premier jour on reste sur ses positions et le ton cérémonieux est de rigueur.) Vous verrez. Ici, c’est encore ce qu’il y a de mieux dans Paris. Lucienne est une femme de cœur tout à fait loyale.

Je me demande encore ce que le cœur et la loyauté ont à faire ici.

On respire dans cette chambre un air chargé d’électricité. Vanité, envie, rancune et sa petite sœur la vengeance, tout cela s’envenime d’un rien et tourbillonne en un minimum de temps mais avec un maximum d’intensité. Avec la même facilité, cela s’apaise. On vit, en raccourci, l’aventure d'amour dans toutes ses phases. La coquetterie aux armes, la rivalité pour la conquête, la lutte, l’homme qui penche vers celle-ci plutôt que vers celle-là. Seulement l’enjeu n’est pas un cœur. Il s’agit bien de ces vétilles !

L’enjeu ? Des questions vitales. La criarde échéance, le billet mauve qui permettra de tenir bon aux attaques du destin, un vide à combler qui, sans cela, pourrait devenir un abîme...

— J'entretiens mes parents. J’ai bien un ami et que j’aime de tout mon cœur. Mais ce qu’il me donne, il faut le dépenser pour son agrément à lui. Robes, fanfreluches, train de maison... Vous vous rendez compte ? S’il se doutait que j’ai mes parents sur les bras, il me tournerait le dos et que deviendrais-je ?

Voilà pourquoi Germaine est une assidue de ces alcôves.

— Moi, j’ai trois fils dont l’aîné est boursier à Polytechnique. Il a la vocation d’ingénieur et promet beaucoup. Que voulez-vous ? Il faut ce qu’il faut à cet enfant. Et son argent de poche ? Et ses extras ? Alors, je fais des affaires.

Renée vient ici dans un esprit de sacrifice, pour que son polytechnicien puisse faire bonne figure auprès des camarades. Elle voit dans cet acte une espèce d’apostolat.

Il y a, aussi, celle qui aime l’argent pour lui-même et considère le fait de se vendre comme la chose la plus naturelle du monde.

— Que voulez-vous. Vous allez au dancing, vous vous embêtez à mourir et vous déboursez une centaine de francs. Ici, vous bavardez avec les camarades, l’après-midi passe et vous partez avec un billet dans votre sac. C’est plus intéressant.

Ces dernières réflexions, on les entend surtout au sous-sol. Et elles émanent de petites femmes bien équipées, portant fourrure et diamant au doigt. Fourmis dont la constante préoccupation est : thésauriser pour leurs vieux jours.

L’argent, les chiffres, le calcul... Vous pensez quel aiguillon et comme cela rend la lutte âpre et sans merci. S’agiter pour le seul amour, user ses forces à l’assaut d’un cœur d’homme... Tout cela, vu d’ici, n’est que batailles de pygmées.

Je dois avoir une drôle de tête, car :

— Ce n’est pas si terrible que ça, me dit encore la charitable Ghislaine. On s’y habitue.

Brave petite Ghislaine ! Elle prend à cœur de guider mes premiers pas.

— Ils sont charmants. Ce sont des gens du monde. Le tête-à-tête, voyez-vous, c’est ce qu’il y a de moins dur.

Le plus dur — Ghislaine a peut-être raison — c’est Lucienne et ses calculs, l’affreux escalier, le trac de la porte pour entrer et sortir. Tout ce qui rend l’acte plus évident, fait toucher du doigt la plaie vive. Après, ce n’est plus que question d’attirance ou d’aversion, de passivité ou de nerfs. On réalise tant bien que mal ce à quoi l’on était préparée.

D’une oreille j’écoute Ghislaine, de l’autre, la conversation de Jacqueline et Renée. Je crois entendre des propos de gardes-malades.

— Si j’avais su que tu montais avec, je t’aurais mise au courant. Il faut savoir s’y prendre car il est timide. Il n’explique pas.

Suivent des précisions anatomiques à vous ouvrir de sombres horizons.

— Ce n’est pas sorcier (qu’est-ce qu’il lui faut !), répond l’autre. Seulement, comment deviner ? Une allusion m’aurait suffi.

Et Renée, docte :

— Une allusion ! Ce serait trop facile. Plus ils ont des penchants loufoques, moins ils aiment en convenir.

Elle conclut — écoutez bien, mesdames, et dites-vous que là gît le secret de tant d’amours sans lendemain :

— Deviner, agir en conséquence. Mais sans en avoir l’air et comme si tout ça était très naturel. Si tu mets l’homme en face de ses ridicules il se formalise et c’est à toi qu’il s’en prend.