Extrait de Suzette, brebis galeuse
Extrait de / Excerpt from : Suzette, brebis galeuse.
Sur un banc du Jardin des Plantes où nous sommes seules — le jardin lui-même est presque désert au crépuscule de cette fraîche journée de septembre — j’avoue à mademoiselle David tous les sentiments que j’ai éprouvés pour elle et à cause d’elle depuis que je la connais, tout jusqu’à ma jalousie obscure de mes compagnes qui a fini par se préciser sur l’unique Marie Monnier, jugée la favorite du moment.
Mademoiselle David m’écoute en souriant avec un étonnement un peu ironique ou pas assez bien simulé.
— Alors, vous croyiez que j’avais une préférence marquée pour mademoiselle Monnier.
— J’en étais absolument convaincue.
— Sur quoi vous basiez-vous pour étayer votre conviction ?
— Sur une foule de choses.
— C’est vague. Aviez-vous des preuves palpables ?
— Non ; mais il n’en est pas besoin. Il y a certains gestes, certains regards, certaines phrases qui veulent dire plus qu’ils ne disent. Or, quand vous répondiez à mademoiselle Monnier, vous lui parliez sur un ton si différent de celui que vous employez avec les autres élèves, en la regardant de si bienveillante façon que je me disais : Comme elle doit l’aimer pour la traiter ainsi... Et j’enviais son sort... Et j’étais très jalouse d’elle... D’autant plus jalouse que vous paraissiez ne pas faire attention à moi...
— Vraiment ! Je vois que vous êtes bonne observatrice de mes faits et gestes. (Elle essaie de plaisanter, mais, devant mon regard navré, elle n’ose). Et mademoiselle Monnier que faisait-elle ? Vous avez dû l’observer en même temps que moi ?
— Marie Monnier ? Elle ne vivait que pour vous... Elle buvait vos paroles, vous mangeait des yeux...
— Bigre, quel estomac !
— Ne vous moquez pas de moi... Je sens que je dois bafouiller un peu : je n’ai jamais su être sincère sans bafouiller... Pourtant, je vous jure que tout ce que je vous dis est vrai... en ce qui la concerne... Ses manières... enveloppantes... envers vous... allons, je vais bafouiller encore... crevaient les yeux...
A tout instant, je m’attendais à la voir vous sauter au cou et vous embrasser à bouche que veux-tu !... Sûr qu’elle devait faire des efforts inouïs pour pouvoir résister à cette tentation... Je n’étais pas la seule à m’en apercevoir, du reste.
J’ai surpris plus d’une fois des clignements d’yeux entre trois ou quatre grandes, à propos d’elle... Maintenant que je ne suis plus jalouse, puisqu’elle ne reviendra pas et que vous ne paraissez pas la regretter, je vous demande pardon si quelque chose dans mes paroles a pu vous offenser.
— Rien ne m’offense venant de vous, ma jolie petite amoureuse.
— Merci pour cette bonne parole. Seulement, je ne suis pas si jolie que vous...
— Mais si, mais si. Votre beauté n’a rien de classique, rien ne régulier, rien d’orthodoxe, si je puis m’exprimer ainsi, mais elle a quelque chose de particulier, d’étrange, d’irrésistible, d’exotique surtout... On dirait qu’il y a en vous le mélange de plusieurs races... des qualités physiques de plusieurs races... Par la coupe de votre figure, vous êtes une petite Parisienne distinguée, d’origine pour le moins aristocratique, par votre teint, vous êtes de Naples la Belle ou de Palerme l’Heureuse ; par vos yeux, vous semblez une métisse de blanc et de Japonaise européanisée ; par tout cela réuni, vous êtes Suzette, une exquise, une adorable Suzette qui ne manquera pas de galants quand elle aura vingt ans... Comme les châtelaines du Moyen-âge, elle aura sa cour d’amour... Heureuse, heureuse Suzette, dans l’avenir !
— Ne me prédisez pas tant de bonheur... Vos prédictions ne se réaliseraient pas... D’après mon enfance, je crois pouvoir préjuger que je ne serai jamais très heureuse.
— Quelle sottise !
— ... Je me contente des satisfactions présentes. De me voir ici toute seule avec vous, serrée contre vous, jouissant en avare de vos paroles, de vos sourires, de votre beauté, de tout le charme qui émane de vous, il me semble que j'éprouve le plus grand bonheur qu’il soit possible d’éprouver en ce monde... Je voudrais que vous m’emportiez dans vos bras, contre votre cœur, que nous fuyions toutes les deux sur quelque dragon ailé de conte de fées, vers quelque palais enchanté où nous coulerions des jours sans nuages, qui ne finiraient pas... Non, vraiment, je ne serai jamais plus heureuse qu’aujourd’hui...
Elle paraît touchée par la sincérité de mes déclarations ; elle se penche sur moi, et, me serrant contre elle, elle m’embrasse sur les yeux en murmurant :
— Ne dites pas cela... Il ne faut ni repousser le bonheur ni le défier... Dans quelques années, vous serez la première à sourire de ce qui vous paraît aujourd’hui le comble du bonheur... Vous songerez : Etais-je enfant !... et peut-être aurez-vous quelque peine à vous remémorer mon nom !
— Oh ! vous êtes méchante... Vous êtes méchante parce que vous ne m’aimez pas... Si vous m’aimiez comme je vous aime, vous ne prononceriez pas de telles paroles...
— Mais, je vous assure que je vous aime beaucoup, ma chère enfant. Je vous aime d’une affection calme, moins fougueuse que la vôtre mais plus durable, sans doute. Que voulez-vous que je fasse pour vous le prouver ! Avez-vous quelque chose à me demander que je puisse vous accorder ! Je vous promets d’avance de le faire...
Je la prends au mot.
— Oui. Mathilde Dubois a fini ses études... Son lit est vacant... Dites à la bonne d’y porter ma garde-robe... Je serais si heureuse si vous me permettiez de dormir près de vous ?
— Drôle de preuve ! Enfin, s’il ne faut que cela pour vous faire plaisir, c’est entendu. Je ferai la commission demain... Et maintenant rentrons. Nous nous sommes laissées surprendre par la nuit... Je vais être grondée, un peu à cause de vous.
— Oh, moi, ça me serait bien égal d’être grondée, punie, battue, persécutée à cause de vous... Pour vous, je subirai tout avec joie... et, de vous...
— Encore des déclarations ! On n’en fait plus après le coucher du soleil !... Allons, en route... Mademoiselle André doit commencer à craindre qu’il ne nous soit arrivé un accident...
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